Hakim Ghailan - L’arbre de vie - 2005
Écoutez, je suis fatigué, las de chercher, je veux avoir l’esprit de mon âge. Pourquoi agiter ce qui naturellement doit tôt ou tard décanter, mon tamis d'orpailleur a vieilli, bientôt la pesanteur aura raison de ma verticalité, de mes muscles zygomatiques. Je désire ardemment marcher vers l’estuaire là où se jetteront dans un temps proche et inéluctable tous les cours d’eaux qui ont jadis creusés le lit de ma rivière, écouter chanter l’onde azurée, toucher le limon du temps, de la durée, de l’ardeur, de la fraîcheur, du jour et de la lumière, de l’évanoui, du disparu, du corps et de l’éreinté, des ténèbres quand je regardais par ma fenêtre les étoiles et la constellation d'Orion, alors pourquoi devrais-je avoir peur de la nuit.
Je marche, vois un monticule de terre argileuse, m'assois dessus, regarde tout autour et aperçois une pépite d’or, le faît orienté vers le sud pointant mes origines africaines, mon peuple, ma demeure à jamais. Cette trouvaille était en fait une satisfaction, car sur cette petite masse aurifère il était écrit “”Qui n’a pas l’esprit de son âge, de son âge à tout le malheur.””C’est encore un écrivain du 18ème qui nous dit la vérité. Finalement seuls les disparus disent vrai, les vivants quant à eux, en dehors du faux-semblant, sont plein d’ennui.
Au fil de mon errance, je rencontre un semblable qui marche dans le sens opposé, me regarde intensément avec des yeux mouillés, m’adresse ces mots d’une voix triste et voilée : “”tu vas vers l’estuaire mon ami? Tu as vraiment de la chance! Regarde, moi à force de vouloir tout démontrer, analyser, prouver, à fréquenter les rationnels et les têtes bien pensantes j’ai fini par m’en éloigner. Accepte ce conseil, ne fréquente plus les gens cohérents, rationnels, c’est mauvais pour ton cœur et ta santé.
Car la cohérence est une maladie comme disait Fernando Pessoa, je suis rentré chez moi émoustillé par les paroles de l’inconnu et organisé un banquet, un festin pour les fous, les discordants et les confus!!.
Le lendemain, après une orgie parolière dadaïste, animé par un comité soixante-huitard remettant en cause toutes les conventions d’un esprit sain, je me suis éveillé à l’idée que c’est le vestibule de la folie qui mène à la raison, celui du déséquilibre à l’équilibre. Ne dit-on pas que l’erreur est corrélative à la vérité?. Il y a du divin en l’homme mais ce divin il ne peut aller à sa rencontre que par des chemins parfois alambiqués, des approches ou des idées opposées. N’est-ce pas qu’on ne peut accéder au chemin du souvenir que par les lacets de l’oubli?
C’est l’expression de cette idée que je pense avoir pressenti dans l'œuvre de Hakim Ghailan, elle m’a accroché au premier regard. Mon critère pour qu’un objet, un paysage, une œuvre et même une conversation puisse venir et soutenir mon attention est d’avoir en germe à la fois du vrai et du faux, du beau et du laid, de l’effort et de l’abandon. Je me rappelle d’une scène d’un film qui avait retenue mon attention. Le film est Blade Runner 2049. Le personnage désirait savoir s’il était un être humain ou une machine, il avait des doutes. Il s’est approché du préposé à cette opération et lui a demandé: “” Comment pouvez-vous connaître la différence?”” Le technicien lui répondit clairement: “” un être humain a des pensées et une locution souvent désordonnée ce qui n’est pas le cas pour les machines””
Le cinquième triangle est en déséquilibre par rapport aux autres. Une discordance qui a donné de l’agrément à cette gravure, belle à mes yeux. Il est possible aussi de voir dans cette œuvre la volonté d’aller de l’avant à condition de dépasser l’entorse du cinquième élément qui est un nombre canonique dans nos pratiques cultuelles. Là je vois le talent d’un artiste qui cherche à développer en nous une pensée bien qu’elle soit éventuellement en désaccord avec la sienne.
Parce que l’être humain est une manifestation, une fable, un miracle certainement, tout ce qui nous arrive de fâcheux ou de désagréable nous apportera tôt ou tard son lot de joie et c’est l’essentiel. Je me souviens un jour que j'étais au café de la place des nations à Tanger, je lisais avec fascination Sexus le tome I de la trilogie de la Crucifixion en rose de Henry Miller, un écrivain majeur du 20ème siècle. J’étais transporté par cette lecture, mes yeux mangeaient, mâchaient les mots, étaient barbouillés du style lumineux, envoûtant de l’auteur, propulsé à mille lieues de la place où j’étais, je me sentais en orbite autour de la terre ayant pour foyer le livre quand soudain un homme vieux assis à une table derrière moi se mit à ronfler!! Ah! Quelle horreur, ah mon dieu quelle abjection d’être jeter ainsi dans le poids massif et sordide du réel, arraché à mon extase, ah! le salaud, AAAAAh! le salaud!! il m’a enfilé une de ces grosses paire d'haltère aux chevilles, cette souffrance délirante d’être élevé au ciel puis de retomber sur terre à cause d’un ronfleur, de ressentir de surcroît la densité lente et atroce de l’existence!! Mon sang ne fit qu’un tour et ma colère éclata, le garçon arriva, s’excusa d’avoir mis trop de verveine dans le thé du vieux, tout se mêla alors dans ma tête, je maudissais la généalogie métaphysique de l’homme, l’inflorescence androgyne qui l’a mis au monde, sa mère, son père en prenaient autant, les gens me donnait des tapes sur mon épaule pour me calmer, les injures les plus sordides fusèrent de part et d’autre et enflammèrent le café, les gens me traitaient d’ irrespectueux, car je lisais le texte des infidèles alors que le ronfleur était un homme pieux en djellaba!!! (je n’ai rien dit) - Maintenant j’en souris.
Tous ces mots pour me convaincre que l’être humain est un phénomène, une singularité, une épiphanie, une apparition. La vie est cela je pense et je ne peux que la montrer, laisser voir, mais jamais m’aventurer à la démontrer.
Je ne peux pas dire que le cerveau sécrète la pensée comme le foie la bile car le cerveau est l’instrument de la pensée, nullement le contraire.