Giorgio De Chirico - La récompense du devin - 1913
(la peinture métaphysique)
La couleur argentée de la lune annonçait déjà la soirée. Une flottille d'oiseaux en formation traversait le ciel, le battement gracieux de leurs ailes, le cou tendu fièrement vers l’avant, allaient assurément vers l'intérieur des terres. Depuis sa baie vitrée, Mikaël regardait cette lueur bleue pâle qui s’étendait en large bande du cap de Malabata jusqu’au village de Nouinouiche. L’étoile de Sirius, tirant en laisse le Grand Chien, grimpait lentement au-dessus du village, suivant dans son sillage zodiacal la constellation d'Orion. A l’ouest, couché sur les vagues miroitantes de l’atlantique, le soleil plongeait dans un éclat de lumière vermeille, battant le rappel aux derniers éclats roses qui coloraient les nuages. Bientôt un bleu noir sera étendu sur le ciel de Tanger.
A l'extérieur, le silence des murmures devenait audible. L’espace public change, au gré de l’obscurité, en espace privé. Les éventaires amovibles des marchands fuyards reviennent couvrir les parcelles des trottoirs. Enfermés dans leurs silences, les hommes, marchant sous les réverbères, tressent le suc amer des souvenirs aux fragrances de l’oubli. Les errants, fatigués par les méandres de leurs patries, cernés par une mer entre terres défensives et le massif montagneux du Rif, retrouvent les traces de leurs chemins. Le fardeau du jour et des heures s’éloigne maintenant de leurs épaules, s’élève au gré de leurs détentes pour aller démêler leurs soucis au-delà des hauts immeubles et des remparts. Les visages laissent apparaître soudain les traits d’une joie, d’un bonheur oublié. Les plus téméraires enjamberont peut-être le rivage de la Méditerranée pour narguer cette brèche faite par les titans.
Les mendiants attirés par les gémissements de la terre, cherchent un gîte aux pieds des murs balafrés, au seuil des mosquées silencieuses, ruminent la chute de leurs existences, cachent leurs tribulations par une feuille de vigne, puis se souviennent des visages inconnus qui ont enrichi la main orpheline. Pourtant, le matin venu, ils oublieront leurs indigences, échangerons leurs pauvreté contre de la misère , seront comme des soldats affamés de l’émoi des passants prêts à exécuter une nouvelle fois la scène de leurs drames.
Les amoureux s’enlacent et se collent aux écorces des arbres, aux angles des rues. De quelques encoignures, montent des voix avachies de vice, les vents arrivaient avec leurs moissons de langues étranges mêlées aux ardeurs marines, aux étreintes des caresses furtives tempérées par un inquisiteur psaume de la sourate de l’ouverture. Le bruit de la vie est de retour dans les arbres, les feuilles boivent à la rosée du soir. Un parfum de chanvre et de thé à la menthe somnole déjà sous une langoureuse racine méditerranéenne.
Au crépuscule les écrans s’éteignent, la finance éclipse, pour une nuit, ses crocs dans les interstices de la cupidité misèreuse, les brouettes grinçantes des chantiers se taisent, les mains gercés par la terre à force de retourner le sol se délestent de leurs outils, les ouvriers cessent de lubrifier les machines qui crachent onze dirhams l’heure, le peuple est solitaire perdu dans l’épaisseur de l’existence, les larmes facettées en diamant illuminent pourtant les visages et rappellent ce que nous sommes. Quand vient le soir et ses caprices un nouveau monde se crée, les groupes séparés le matin se reforment, les affinités effacent les inimitiés et querelles du début du jour, les vantards et les patibulaires s’y associent puis, sans peine, le renseignement s’y mêle pour lester les hâbleurs du poids de leurs paroles. La grisaille électrique du jour, hâtée par la forte nuance des ombres devient moins pesante, les roches des serments arides tombent en pierres fines dans les jarres des vignes. Que d’hommes inquiets et nerveux deviendront calme et pieux quand le fleuve de la vie ralentit son cours pour que chacun puisse choir dans sa tombe au gré d’un vent sans rives, se répandre dans les rainures des nécropoles peints à la Giorgio De Chirico pour mendier à la vie un brin de compréhension, un moment d’amour, un instant de grâce et d'indulgence à son égard.
Les hommes savent pour ce soir, oui ils savent que pour cette fois encore ils vont vivre la nuit de leurs morts, perdus au sein d’un vaste néant obscure , les lèvres plaqués contre les glandes mammaires de la vie, suçant le lait placebo de l’espoir, conduit par une main courante habillant le lendemain par les apparats fantoches de la veille, roulant sur une roturière habitude jusqu’à ce que les lèvres soient déchiquetés par une zygomatique hypocrisie. Peut être adviendra-t-il qu’une idée vengeresse absurde et salvatrice grimpera à contre sens dans les œsophages avide de vin et de silence pour vomir la langue, chasser les phonèmes, brutaliser les rêves et transformer les rituels caramels en un frémissement de vapeur. Mais Tanger a un coeur, mais Tanger demeure toujours impatiente d'accueillir dans son espace et ses milieux les dionysiaques, agacée par l’attente de croiser dans ses rues et avenues ces hommes qui consentent, l’haleine aviné et le rire lascif, à composer avec l’irrationnel, quittant pour une nuit encore leurs raisons pour inventer leurs paroles, laissant leurs corps, amidonné le jour, devenir léger et improvisé le soir. D’aucun sûrement alors partiront dans une fosse lubrique encore plus profonde que le furoncle qui s’étend sur cette terre, là ils vont échancrer leurs pustules, laisser couler leurs vomissures dans les plis de leurs regrets, épancher leurs peurs dans les bouteilles pansues d’alcool et quand les dernières lumières de leurs esprit seront enrobées de vapeurs fumigènes, ils iront se moucher dans les seins plantureux des libertines.
Mais laissez-moi vous présenter un ami, parce que nous sommes d’une bonté exécrable, ignoble et détestable que je ne peux me résoudre à garder pour moi seule cette vérité, une plus longue attente aurait raison de mon cœur. Notre ami d’outre tombe a chanté bien avant moi cette existence et moi j’en prédis une engeance pleutre que seule une graine poser sur l’humus de la terre pourrait vaincre.
Au Lecteur
La sottise, l’erreur, le péché, la lésine,
Occupent nos esprits et travaillent nos corps,
Et nous alimentons nos aimables remords,
Comme les mendiants nourrissent leur vermine.
Nos péchés sont têtus, nos repentirs sont lâches ;
Nous nous faisons payer grassement nos aveux,
Et nous rentrons gaiement dans le chemin bourbeux,
Croyant par de vils pleurs laver toutes nos taches.
Sur l’oreiller du mal c’est Satan Trismégiste
Qui berce longuement notre esprit enchanté,
Et le riche métal de notre volonté
Est tout vaporisé par ce savant chimiste.
C’est le Diable qui tient les fils qui nous remuent !
Aux objets répugnants nous trouvons des appas ;
Chaque jour vers l’Enfer nous descendons d’un pas,
Sans horreur, à travers des ténèbres qui puent.
Ainsi qu’un débauché pauvre qui baise et mange
Le sein martyrisé d’une antique catin,
Nous volons au passage un plaisir clandestin
Que nous pressons bien fort comme une vieille orange.
Serré, fourmillant, comme un million d’helminthes,
Dans nos cerveaux ribote un peuple de Démons,
Et, quand nous respirons, la Mort dans nos poumons
Descend, fleuve invisible, avec de sourdes plaintes.
Si le viol, le poison, le poignard, l’incendie,
N’ont pas encor brodé de leurs plaisants dessins
Le canevas banal de nos piteux destins,
C’est que notre âme, hélas ! n’est pas assez hardie.
Mais parmi les chacals, les panthères, les lices,
Les singes, les scorpions, les vautours, les serpents,
Les monstres glapissants, hurlants, grognants, rampants,
Dans la ménagerie infâme de nos vices,
Il en est un plus laid, plus méchant, plus immonde !
Quoiqu’il ne pousse ni grands gestes ni grands cris,
Il ferait volontiers de la terre un débris
Et dans un bâillement avalerait le monde ;
C’est l’Ennui ! — l’œil chargé d’un pleur involontaire,
Il rêve d’échafauds en fumant son houka.
Tu le connais, lecteur, ce monstre délicat,
— Hypocrite lecteur, — mon semblable, — mon frère !
Charles Baudelaire. (Les fleurs du mal)
(A suivre)